Situation en Tunisie
Interview du SG du Parti des Travailleurs de Tunisie, Hamma Hammami


APRES LE COUP DE FORCE DU 25 JUILLET, QUELLE EST LA SITUATION EN TUNISIE ?


Le 25 juillet 2021, le Président Kaïs Saïed de Tunisie a gelé les activités du Parlement, dissous le Gouvernement et dirige le pays par décret depuis ce jour. Dernièrement, il a procédé à une consultation par internet et s’apprête à organiser le 25 juillet prochain, un referendum pour avaliser les décisions qu’il est en train de prendre. Naturellement, une grande partie de la population tunisienne s’oppose à ces mesures autocratiques. A côté de cette crise politique, une crise économique et sociale aigue frappe le pays. Pour en savoir plus, le correspondant de La Flamme à Tunis s’est rapproché de Monsieur Hamma Hammami Secrétaire Général du Parti des Travailleurs de Tunisie.

Journaliste : Bonjour Monsieur Hammami, pouvez-vous nous dire comment la Tunisie est passée de la révolution de janvier 2011, au coup de force du 25 juillet 2021 et en quoi a consisté ce coup de force ?


M. Hammami : Vous vous rappelez certainement les analyses faites par le Parti des Travailleurs quant à l’insurrection populaire qu’a connue la Tunisie en cet hiver 2010-2011, que nous avions qualifiée de processus révolutionnaire. Or un processus peut connaitre des moments de flux et d’autres de reflux ; et c’est exactement ce qui se passe en Tunisie depuis la chute puis la fuite du dictateur. En effet, les forces réactionnaires détentrices du pouvoir depuis plus d’un demi-siècle, une fois l’effet surprise dépassé, se sont très vite ressaisies et réorganisées pour mettre fin à ce qu’ils ont considéré comme une parenthèse à fermer au plus vite. Ce qui a donné lieu à des épisodes de lutte des classes, parfois pacifiques (lutte parlementaire, élaboration de la Constitution, tentatives de revenir sur des acquis antérieurs…) et d’autres fois sanglants (assassinat des leaders du Front populaire, attaques terroristes répétées…). L’arrivée au pouvoir des islamistes après les élections de 2011 n’a fait qu’empirer les choses. Leur bilan a été négatif sur tous les plans, si bien qu’à la veille du 25 juillet 2021, tous les indicateurs étaient au rouge, et tout le monde aspirait à un changement, quel qu’il soit. Pendant ce temps, la lutte entre le nouveau Président de la République et ses adversaires désignés (le Chef du Gouvernement et le Président de l’Assemblée) s’intensifiait et allait porter essentiellement sur les prérogatives de chacun. Bien que celles de chaque partie soient définies par le texte de la Constitution de 2014, chacune d’elles cherchait à grignoter sur celles des deux autres, surtout pour tout ce qui a trait à la mainmise sur les appareils sécuritaires (armée et forces de l’ordre). Chacune des parties manœuvrait pour affaiblir l’autre en attendant de lui asséner le coup fatal. C’est dans ce contexte que survint le coup de force du 25 juillet.


Journaliste : Quelle a été la réaction du peuple et des différentes forces politiques à ce coup de force ?


M. Hammami : Le soir du 25 juillet, date anniversaire de la chute de la royauté et l’instauration du régime républicain en Tunisie (1957), et suite à des manifestations, en partie manipulées par les partisans du président sur les réseaux sociaux, et qui n’ont pas mobilisé grand monde, entouré de l’état-major des armées et des hauts officiers des forces de l’ordre, le président de la République annonça son coup de force : limogeage du chef du gouvernement, suspension pour 30 jours des activités du parlement et levée de l’immunité parlementaire à tous ses membres. L’annonce fut accueillie avec grand enthousiasme dans les milieux populaires qui réclamaient depuis un certain temps le départ de toute la classe politique et surtout du gouvernement et du parlement, et le déblocage de la situation.
Quant aux forces politiques, elles ont été tout de suite partagées :
- Celles qui formaient la coalition au pouvoir (les islamistes et leurs alliés) et qui étaient les plus visées par ces mesures puisqu’elles avaient la mainmise sur le parlement et le gouvernement ont exprimé leur opposition ;
- La plupart des partis politiques en place se sont jetés sur l’occasion pour exprimer leur soutien inconditionnel aux mesures présidentielles qui pourraient constituer selon eux une opportunité pour amorcer une sortie de cette crise multidimensionnelle dans laquelle le pays pataugeait, car disaient-ils, rien ne saurait être pire que le règne des islamistes durant la dernière décennie ;
- La seule voix discordante était celle du Parti des Travailleurs qui a dénoncé le soir même ce qu’il a considéré comme un coup d’État en bonne et due forme qui ouvre la voie pour l’instauration d’un régime autoritaire ; le parti ayant désigné, depuis février 2020, le président populiste comme le danger imminent. Mais défendre une ligne indépendante qui s’oppose à la fois au pouvoir déchu des islamistes et au pouvoir montant du président populiste se présentait comme un véritable défi que notre parti devait pouvoir lever, tâche certes difficile, mais pas impossible.

Journaliste : Depuis ce temps-là, nous apprenons que le pouvoir a organisé une consultation populaire en ligne, qu’il s’apprête à organiser un referendum le 25 juillet 2022 et des élections législatives le 17 décembre 2022

M. Hammami : Ne se sentant pas inquiété, mis à part les critiques des pays occidentaux entre autres les USA et l’Union Européenne qui appellent au retour à la normalité, et utilisent les pourparlers de la Tunisie avec le FMI comme moyen de pression, le président avance, dans l’exécution de son programme. Le 17 décembre 2021, date anniversaire du déclenchement du processus révolutionnaire, et dans la ville emblématique de Sidi Bouzid, il a annoncé les étapes de sa feuille de route :

- Organisation d’une soi-disant consultation populaire par voie électronique dont les résultats fixeraient les choix de son nouveau régime. Celle-ci, qui s’est déroulée entre le 1er janvier et le 20 mars, s’est soldée par un échec cuisant, puisque le nombre de participants, malgré la campagne de propagande et les moyens publics mis à sa disposition, n’a pas dépassé 7℅ du corps électoral.
- Les résultats de cette consultation ratée, connus à l’avance, devaient servir à une commission de juristes désignés par le président pour rédiger une nouvelle Constitution et un nouveau Code Électoral qui seront soumis à un référendum le 25 juillet 2022 (date anniversaire de son coup d’État).
- L’organisation d’élections « législatives » (?!) le 17 décembre.
Parallèlement, le président continue à déblayer sa route à force de décrets lois pour en éliminer tous les obstacles possibles. Aussi a-t-il dissous tous les corps intermédiaires mis en place au cours de la dernière décennie : l’Instance de Lutte contre la Corruption, le Conseil Supérieur de la Magistrature, l’Instance Supérieure Indépendante des Élections, avant d’annoncer la dissolution du parlement jusque-là suspendu. Tous les ingrédients dignes d’un régime autoritaire, voire fasciste. Sans parler des discours de haine et de stigmatisation contre tous ceux qui osent s’opposer à son projet qu’il ne cesse de débiter à toute occasion. Entre temps, le pays frôle la banqueroute et le peuple la famine : queues devant les boulangeries et pénurie des produits de subsistance essentiels.

Journaliste : Face à ces agissements du pouvoir, comment voyez-vous les perspectives pour le peuple tunisien ?


M. Hammami : Face à ces agissements du pouvoir, le Parti des travailleurs réitère sa conviction que le changement souhaité ne peut se réaliser par l’alignement derrière l’une ou l’autre des composantes du système, mais qu’il s’agit pour les forces révolutionnaires et démocratiques d’ouvrir une voie autonome par rapport aux uns et aux autres. Voilà pourquoi, nous nous adressons à l’ensemble des forces démocratiques et progressistes, partis, associations, personnalités à mutualiser leurs forces afin d’élaborer une vision commune pour faire face à ces développements désastreux et barrer la route à un retour éventuel à la situation d’avant le 25 juillet 2021 avec l’hégémonie du parti islamiste ou à la situation d’avant le 14 janvier 2011 avec le retour possible des partisans de l’ancien régime.

Aussi le parti multiplie-t-il les initiatives sur deux plans : 1- dénoncer cette dérive autoritariste à coup de propagande et d’agitation (publication de déclarations, distribution de tracts, apparitions aux différents médias : radios, chaines de télévision, site web…), organisations de manifestations dans plusieurs régions du pays… 2- œuvrer au rassemblement des forces démocratiques susceptibles de s’y opposer. Mais si le parti a pu obtenir des succès sur le premier plan, ce qui lui a donné plus de visibilité comme la principale voire la seule force révolutionnaire qui s’oppose à la fois aux forces réactionnaires déchues mais aussi au populisme montant, il peine encore à obtenir une avancée substantielle dans la constitution d’un véritable front démocratique de résistance à cette dictature naissante. En effet, la liesse avec laquelle les mesures présidentielles du 25 juillet ont été accueillies et qui continue, bien que de façon beaucoup plus nuancée, fait que la résistance tarde à s’organiser ; le peuple ne voyant dans ces mesures que l’éviction du parti islamiste et ses alliés du pouvoir.

Journaliste : Dans cette situation quelle est la position du Parti des Travailleurs de Tunisie ?


M. Hammami : Tel est le contexte général de la lutte dans lequel évolue le Parti des Travailleurs pour réaliser un changement radical et profond sous la direction de la classe ouvrière et dans son intérêt et celui de toutes les classes et couches populaires. C'est un contexte semé de difficultés et d'obstacles, mais qui présente des facteurs objectifs d'une grande importance qui pourraient se transformer à tout moment en facteurs favorables au déclenchement d’un nouveau processus révolutionnaire. En effet, on est en présence d’une crise aiguë du système de gouvernance par le haut et par le bas, et d’une aggravation sans précédent de la situation économique et sociale des couches populaires.


Aussi, notre priorité est-elle de faire mûrir l'élément subjectif, c'est-à-dire d'élargir le cercle de la conscience révolutionnaire, et d’organiser la lutte des classes laborieuses en vue d’une rupture révolutionnaire, qui mette fin à la fois à l'hégémonie des forces réactionnaires et de la domination impérialiste sur notre pays. Nous pensons que notre parti, malgré toutes les lacunes et obstacles, peut prétendre à cette mission. Il possède en effet l’atout le plus important pour accomplir cette tâche, à savoir sa ligne révolutionnaire, sa position indépendante vis-à-vis de tous les courants bourgeois et opportunistes et son identité révolutionnaire.


Tunis, le 16 mai 2022
Afia
Envoyé Spécial de "La Flamme" à Tunis

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