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Côte d’Ivoire

Deux fractions oligarchiques déchirent le pays

25 mars par Jean Nanga

 

Alassane Ouattara bénéficie d’un soutien quasi unanime de la « communauté internationale », c’est-à-dire des États-Unis, de la France, de l’Union Européenne, du Conseil de sécurité des Nations Unies, de la Communauté économique et douanière des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), etc. Si, au départ, Laurent Gbagbo a bénéficié du soutien de la Russie ou du Mexique, par exemple, celui-ci a été vite perdu. Depuis peu, certains chefs d’État africains à l’instar de Jacob Zuma (Afrique du Sud) ou du président en exercice de l’Union Africaine, le Malawite Bingu wa Mutharika, voire l’un des médiateurs va-t-en guerre, Yayi Boni (Bénin) se démarquent de l’intransigeance de leurs pairs de l’Union Africaine, sans partager pour autant le soutien inconditionnel à Gbagbo, manifesté par l’Angolais Eduardo Dos Santos. Dans l’establishment de l’ancienne métropole coloniale, Gbagbo ne bénéficie que du soutien de certains dignitaires du Parti socialiste français, opposés à la position officieuse de celui-ci, membre de l’Internationale socialiste comme le Front patriotique ivoirien (FPI) de Gbagbo. Quant à l’Afrique des partis politiques et des intellectuels — sur le et hors du continent — elle est sérieusement clivée.

S’il n’y avait pas toutes ces vies fauchées de personnes autres que les principaux acteurs politiques ou les oligarques pendant la crise post-électorale, la situation pourrait être qualifiée de grotesque. Des centaines de morts qui s’ajoutent aux autres victimes de la crise ivoirienne, depuis la tentative de putsch de septembre 2002. Les élections de 2010, censées y mettre un terme, ont ainsi abouti à cet imbroglio tragique, dont les interprétations et prises de position semblent rivaliser d’unilatéralisme et de confusion : « anti-impérialisme », « démocratie », « panafricanisme », voire « socialisme »… sont les étendards que déploient par opposition les différents intervenants au débat.


D’où vient la crise ivoirienne ?

Depuis la mort, en décembre 1993, de l’autocrate Félix Houphouët-Boigny, la Côte d’Ivoire a connu une guerre de succession au sein du parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Elle a opposé principalement Alassane Ouattara, néolibéral, Premier ministre du défunt président, à Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale et longtemps considéré comme son dauphin. Bédié en était sorti vainqueur, en recourant, entre autres, à l’argument de « l’ivoirité » — en évoquant la nationalité présumée douteuse de son rival, mettant en avant son appartenance ethnique Dioula (un groupe ethnique du Nord de la Côte d’Ivoire, classé comme « voltaïque ») et le fait qu’il a bénéficié conjoncturellement d’un passeport de la Haute-Volta (actuelle Burkina Faso). La dite « ivoirité », en tant que chauvinisme ethnico-confessionnel à l’égard des Dioula musulmans, va devenir un discriminant majeur dans la lutte pour le pouvoir.

Henri Konan Bédié est renversé au Noël 1999 par une mutinerie militaire. Les mutins cherchent à se justifier en parlant de l’instrumentalisation de « l’ivoirité » et de la « baoulisation » des sommets de l’État. Ils portent à la tête de l’État le général Robert Guéi l’ancien chef d’état-major de l’armée ivoirienne, gestionnaire du soutien de Houphouët-Boigny à la rébellion libérienne des années 1980-1990, victime de la « baoulisation » menée par Bédié. Ce gouvernement, dit de transition, a parmi ses principales missions l’éradication de « l’ivoirité » et l’organisation d’élections démocratiques. Mais Alassane Ouattara, leader du Rassemblement des démocrates républicains (RDR), ainsi que plusieurs autres candidats potentiels, dont le président renversé H. Bédié, ne peuvent être candidats à l’élection présidentielle de 2000, organisée de manière à permettre la confiscation du pouvoir par Robert Guéi. Et c’est Laurent Gbagbo, ancien syndicaliste enseignant, exilé en France de 1985 à 1988 et fondateur du Front populaire ivoirien, emprisonné par Ouattara lors des manifestations étudiantes en 1992, qui l’emporte avec un faible taux de participation.

En septembre 2002, un putsch armé contre Laurent Gbagbo, alors en visite en Italie, est déjoué. Avorté, ce putsch est transformé en rébellion politico-militaire dans le nord du pays. A son tour, Gbagbo est accusé d’avoir amplifié le phénomène de « l’ivoirité ».

La Côte d’Ivoire est coupée en deux. D’un côté, la partie septentrionale et une partie du centre sous le contrôle de la rébellion politico-militaire (actuelles Forces armées des Forces Nouvelles – FAFN) dirigée par Guillaume Soro, originaire du Nord, ancien dirigeant du mouvement étudiant (Fédération des étudiants et scolaires de Côte d’Ivoire, FESCI, alors classé à gauche), qui est passé de la lutte aux côtés de Laurent Gbagbo ou du FPI, contre le régime du PDCI, au ralliement — pendant la phase Gbagbo de « l’ivoirité » — à Alassane Ouattara, néolibéral. Les FAFN ayant fait de Bouaké, troisième ville du pays, la capitale de leur zone. De l’autre côté, la partie méridionale — qui comprend la capitale économique Abidjan et la ville portuaire de San Pedro — et une partie du centre, demeurent sous le contrôle gouvernemental de Gbagbo. Entre les deux s’installe une force d’interposition française, renforcée ensuite par une mission onusienne.

Cinq ans durant on assiste à des accords signés sous l’égide de la « communauté internationale », jamais intégralement respectés, au racket des commerçants et des transporteurs sur les routes, aux manifestations populaires violemment réprimées, meurtrières, y compris par des milices privées politiques, aux affrontements armés entre les armées loyaliste et rebelle, aux bombardements entre l’armée loyaliste et l’armée française (novembre 2004 à Bouaké et à Abidjan). Une paix, considérée comme durable, est finalement signée, en mars 2007, à Ouagadougou, entre le gouvernement de Laurent Gbagbo et les Forces Nouvelles (FN) de Guillaume Soro, avec pour facilitateur le président burkinabé Blaise Compaoré, jusqu’alors présumé complice, voire tuteur, de la rébellion.

Avec l’Accord politique de Ouagadougou (APO), la voie était considérée comme ouverte vers l’élection présidentielle devant mettre fin à la crise. Après plus d’un report, l’élection a finalement lieu en octobre et novembre 2010. Au lieu d’aboutir à la fin de la crise tant espérée, à l’issue du deuxième tour, elle plonge la Côte d’Ivoire, plus d’un mois après la proclamation des résultats, dans une situation très embrouillée et présentée comme porteuse de plus de menaces que septembre 2002.


Une élection ni libre, ni sincère

Eu égard à la promesse de fair-play faite par les deux candidats lors du débat radiotélévisé à la veille du deuxième tour, présenté comme une leçon de démocratie pour les autres élections présidentielles africaines (dont le principe implicite semble d’éviter un débat public contradictoire entre les deux candidats), cette crise semble surprenante. Les violences, parfois meurtrières, signalées pendant la campagne du deuxième tour étaient interprétées comme des faits qui ne compromettaient pas la suite des événements. Les résultats du premier tour n’ayant fait l’objet d’aucune contestation, malgré quelques irrégularités, les « observateurs » n’auraient prévu ni le blocage de la publication des résultats, ni les proclamations contradictoires de la Commission électorale indépendante (CEI), en charge de la proclamation des résultats provisoires, et du Conseil constitutionnel (CC), en charge de la proclamation des résultats définitifs à certifier par la Mission des Nations unies.

Mais les résultats proclamés par la CEI, annonçant la victoire d’Alassane Ouattara, ont été certifiés par la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire alors que le CC a attribué la victoire à Laurent Gbagbo, après déduction des présumées fraudes, qui auraient été constatées dans certains départements septentrionaux considérés comme fiefs du candidat Alassane Ouattara.

Le règlement de ce contentieux électoral était compromis par ce que l’ancien Secrétaire général d’Amnesty international, le Sénégalais Pierre Sané, a nommé les « quatre anomalies/erreurs qui ont (…) entrainé des dysfonctionnements menant à l’échec programmé du processus » |1| :

1. Le non-respect de la clause de désarmement des FAFN stipulée par l’Accord politique de Ouagadougou ;

2. La représentation majoritaire de l’opposition dans la Commission électorale indépendante devant décider par consensus et présidée par un membre de l’opposition, ayant abouti à la proclamation non consensuelle des résultats provisoires – ainsi devenus définitifs – au présumé quartier général du candidat Alassane Ouattara (Hôtel du Golf) ;

3. La rapidité et la rigidité dont a fait preuve le Conseil constitutionnel, présidé par un proche du Président-candidat Laurent Gbagbo |2|, pour annuler les scrutins incriminés et procéder automatiquement « au redressement des résultats aboutissant à la proclamation de Laurent Gbagbo comme vainqueur » |3|, ayant « inévitablement créé une suspicion de partialité » ;

4. La précipitation manifestée par le représentant des Nations Unies pour la Côte d’Ivoire dans la certification des résultats provisoires de la CEI, en ignorant l’étape de consolidation de ces derniers par le Conseil constitutionnel, contrairement à la procédure suivie pour la proclamation des résultats du premier tour.

On pourrait dire que l’ancien Secrétaire général d’Amnesty International se livre à une critique facile a posteriori, s’il n’y avait des mises en garde réitérées, depuis deux ans, de l’International Crisis Group (ICG), actuellement présidé par Louise Arbour, juriste canadienne et ancienne Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. Cette ong transnationale, qui ne peut être soupçonnée d’opposition à l’ordre international actuel, avait pointé du doigt, en 2008, la difficulté d’organiser des élections crédibles sans le « désarmement des ex-rebelles et des miliciens, et leur réinsertion ou leur intégration dans la vie civile ou militaire » |4|, en particulier des FAFN. C’était l’un des « deux volets essentiels » de l’APO, demeuré irrésolu |5|. En novembre 2010, avant le second tour, l’ICG relevait les dangers qui planaient sur ses résultats : « Si Gbagbo l’emporte, il pourrait être confronté à Abidjan et dans les grandes villes du pays à des manifestations spontanées de jeunes militants (…) Si Ouattara gagne l’élection, les durs du camp présidentiel pourraient, quant à eux, être tentés de créer une situation insurrectionnelle, avec l’aide des “jeunes patriotes” et miliciens qu’ils contrôlent encore à Abidjan et des forces de sécurité qui leur sont dévouées, et de chercher à rester au pouvoir, en présentant le président Gbagbo comme le seul garant de l’ordre et de la sécurité. (…) Au Nord, des éléments de la branche militaire des FN pourraient aussi mal réagir à une victoire de Gbagbo. Ils craignent une vague de représailles en cas de réélection du président sortant. L’un des principaux chefs de la rébellion a déclaré à Crisis Group “qu’il sera difficile de se sentir en sécurité au sein d’une armée unifiée, si Laurent Gbagbo est élu” et qu’il sera “obligé d’aller vivre ailleurs ou de changer de métier”. L’aile militaire et provinciale des FN s’inquiète, en outre, qu’aucun des deux candidats n’évoque dans sa campagne l’avenir de ces forces et celui de leurs hommes. Cette aile dure obéit de moins en moins aux ordres de la branche politique du mouvement, confortablement installée à Abidjan autour de Guillaume Soro. » |6|

Les institutions détenant le pouvoir décisionnel n’étaient pas épargnées : « La Commission électorale indépendante (CEI) a aussi fait preuve de fébrilité lors de la centralisation et de la vérification des résultats. Elle a omis d’informer le public sur l’avancée de ses opérations pendant près de 48 heures, ouvrant ainsi une période lourde de rumeurs et de dangers. Si elles n’étaient pas corrigées, ces anomalies pourraient compromettre la crédibilité du second tour et donner des arguments à l’un ou l’autre camp pour contester les résultats. » |7| Était aussi épinglée la complexité confuse des dispositions légales de recours.

Autrement dit, les conditions d’un scrutin serein n’étaient pas réunies ou plutôt les ingrédients d’une crise post-électorale étaient clairement réunis. Quoi de mieux, dans la logique politicienne, partagée par les deux candidats, qui sont en conflit — y compris armé — pour le pouvoir, depuis une décennie, que de laisser les élections se dérouler dans un cadre qui favorise la contestation éventuelle des résultats et l’impasse juridique.


Gbagbo, le socialiste ?

Dans le clivage produit par la crise électorale ivoirienne, Laurent Gbagbo est présenté comme ayant un projet de société contraire à celui d’A. Ouattara. Pour Pierre Sané : « Il y a une lutte pour le pouvoir en Afrique aujourd’hui qui (…) oppose surtout deux projets de société qui, pour faire simple, voient s’affronter des dirigeants tenants d’un libéralisme mondialisé à d’autres qui adhèrent à un panafricanisme souverain et socialisant » |8|. Ainsi, vu le libéralisme sans discrétion de l’ancien directeur adjoint du FMI, le camp du « panafricanisme souverain et socialisant » serait par déduction représenté dans la crise ivoirienne par L. Gbagbo.

Panafricaniste socialiste, Gbagbo l’a été sans conteste dans son opposition au régime capitaliste néocolonial de F. Houphouët-Boigny. Mais n’est-ce pas projeter ce passé sur le présent que de continuer à le classer comme étant un socialiste ? Serait-ce sur la base de son appartenance à l’Internationale socialiste, comme l’étaient Abdou Diouf, Thabo Mbeki, Ben Ali, dont l’adhésion au néolibéralisme a été indéniable ? Ne faudrait-il pas l’apprécier en fonction de la politique qu’il a menée pendant une décennie ?

Certes, le régime de Gbagbo a été confronté à la culture néocoloniale de l’État du capital français, dirigé par Jacques Chirac, dont l’implication dans la tentative de putsch de septembre 2002 est quasi évidente. Des Accords de Linas Marcoussis à 2007, en passant par novembre 2004, il a dû mener bataille contre les tentatives de déstabilisation orchestrées par certains intérêts impérialistes français et leurs alliés en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone, dans une situation de quasi-marginalisation par ses pairs, des conservateurs de la tradition françafricaine. La souveraineté nationale ivoirienne bafouée pendant les quatre premières décennies néocoloniales était indéniablement en jeu et il a essayé de la défendre. Faudrait-il oublier pour autant que ce « panafricaniste » a instrumentalisé à son tour « l’ivoirité », même s’il faut lui reconnaître la décision bien postérieure (2007) de supprimer la carte de séjour pour les ressortissant/es des pays voisins ? Le régime de Gbagbo ne s’est-il pas constitué à son tour un lobby – le Cercle d’amitié et de soutien au Renouveau franco-ivoirien, (CARFI) dont le premier président était un sénateur UMP, par ailleurs employé de Bolloré – dans la partie métropolitaine de la Françafrique, à travers aussi l’attribution des marchés de gré à gré, par copinage ? Certains des bénéficiaires de ces marchés ne sont-ce pas ceux qui l’étaient déjà sous le régime de Houphouët-Boigny ? Le régime de Gbagbo n’a t-il pas renforcé l’emprise des transnationales états-uniennes sur le cacao ivoirien et obtenu des satisfecit de la Banque Mondiale et du FMI en matière d’application de leurs principes ? Certes Gbagbo a initié, par exemple, une politique de fournitures scolaires gratuites à l’école primaire et de suppression des droits d’inscription scolaires, mais son régime ne s’est-il pas révélé aussi actif en matière d’accumulation oligarchique du capital, de surcroît dans un climat de développement de la pauvreté ? Faut-il fermer les yeux sur cet enrichissement indécent, aux dépens du Trésor public et du peuple, sur ces scandales de gabegie dans la filière café-cacao ? Des actes qui ont même exaspéré le numéro deux du régime, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly — un inconditionnel du libéralisme économique ayant été conseiller économique de Gbagbo et représentant de son Front populaire ivoirien (FPI) dans le gouvernement de transition dirigé par Robert Guéi — qui a été prié publiquement de se taire par le chef des “Jeunes patriotes” (une milice du FPI), Blé Goudé (ancien camarade et rival de Soro à la direction de la FESCI et ministre actuel de Gbagbo) |9| . Gbagbo et le FPI n’ont-ils pas plutôt accompli une défense concrète du capitalisme ?

L’Afrique a eu, dans la première phase du néo-colonialisme, son lot d’impostures « socialistes » – comme ce fut aussi le cas ailleurs. Il est inutile d’en rajouter au moment où l’idéal socialiste pourrait se refaire une beauté ou une nouvelle jeunesse face à l’incapacité objectivement prouvée du capitalisme, dans sa version néolibérale ou autre |10|, de produire autre chose que le développement des injustices sociales ou des démocraties dans lesquelles certains sont plus égaux que les autres. S’il y a une comparaison qui mérite d’être faite, ce serait plutôt avec Sylvanus Olympio, le nationaliste togolais, anti-communiste (ex-représentant d’Unilever au Togo), victime du néo-colonialisme français, auquel il préférait le capitalisme « anglo-saxon ». Ils ont en commun, entre autres, le fait d’avoir menacé l’existence de la zone monétaire du franc, ce moyen de contrôle de ses post-colonies africaines par la France |11| .


Ouattara, le démocrate ?

Le soutien à Ouattara est justifié par la nécessité de respecter le jeu démocratique ou l’alternance en Afrique. Ce qui est tout à fait légitime. Autrement dit, au cas où il serait établi que Ouattara est indéniablement le vainqueur d’une élection sans problèmes, il serait légitime qu’il accomplisse le mandat confié par la majorité de l’électorat ivoirien. Comme le font d’autres partisans du libéralisme, à l’instar du Guinéen Alpha Condé, élus dans des conditions considérées comme normales en Afrique et ailleurs.

Toutefois, contrairement à ce que prétendent encore certains, ce serait aller trop vite en besogne que d’attribuer à Ouattara le statut d’éternelle victime du chauvinisme des tenants de « l’ivoirité » ou des adversaires de la démocratie. Il n’est pas le chevalier de la démocratie en Côte d’Ivoire.

Certes il ne faut pas le limiter à son passé, celui des années 1990. Mais faut-il oublier ces années au cours desquelles il a été Premier ministre en charge de l’application des mesures d’Ajustement structurel et de gestion des premières années du multipartisme ? N’a t-il pas dirigé, sans état d’âme, un gouvernement qui réprimait avec une particulière brutalité la contestation sociale et politique contre les mesures antisociales et dramatiques de l’Ajustement structurel ? Gbagbo n’a t-il pas été sa victime avant qu’il ne devienne la sienne ? N’est-ce pas lui qui a introduit en Côte d’Ivoire le projet d’instauration de la carte de séjour, infalsifiable, pour distinguer les résidents étrangers des Ivoiriens, bien avant que ses concurrents dans la course au pouvoir ne se passionnent pour son acte de naissance ? Précisons que ce n’était pas par quelque xénophobie personnelle, mais par motivation économique : au moins 20 % de ressortissants étrangers dans la société ivoirienne, cela représentait une source non négligeable de recettes publiques en période d’ajustement structurel. Ce n’était pas une invention ivoirienne, mais une suggestion du FMI aux États surendettés passant sous leurs fourches caudines.

Sa volonté actuelle de faire déloger Gbagbo par une intervention armée internationale ne serait-elle pas la forme considérée comme légitime de l’intention non assumée de septembre 2002 ? À qui s’adressait, au début de la campagne électorale 2010, le vieil houphouétiste, rallié à Gbagbo et Président du Conseil économique et social, Laurent Dona Fologo, en déclarant : « les commanditaires du coup d’État manqué du 19 septembre font croire que ce ne sont pas eux les auteurs de la guerre. C’est faux ! Posez-leur la question. Moi je sais d’où elle vient. Ils savent ce qu’ils ont entrepris auprès de moi et que j’ai refusé avant la guerre. C’est pourquoi ils n’en parlent pas dans leurs journaux… S’ils l’évoquent, je donnerai la date, l’heure et exactement ce qu’ils m’ont demandé… Ce sont les mêmes qui sont à l’origine des coups d’État de 1999 et du 19 septembre 2002 » |12| ? Bédié n’ayant pu être commanditaire du coup d’État contre lui-même, en décembre 1999, il ne pouvait s’agir que de Ouattara dont la convergence des intérêts avec certains milieux économiques français — irrités alors par la révision des contrats juteux projetée par le régime de Gbagbo — ne fait l’objet d’aucun doute. Est-ce par hasard que Ouattara, Soro et Compaoré |13|. se retrouvent aujourd’hui dans le camp des va-t-en guerre contre Gbagbo ? Les FAFN ne constituaient-ils pas en fin de compte une branche armée non assumée du RDR ?

Que Gbagbo se soit réconcilié avec certains « investisseurs » français, ciblés hier, à l’instar de Bouygues (témoin de mariage du couple Ouattara, célébré à Neuilly par le maire Nicolas Sarkozy), en leur accordant des faveurs — afin de les éloigner de Ouattara ? — ne peut représenter pour eux la même garantie que la présidence de la Côte d’Ivoire par Ouattara, un membre attitré des réseaux du néolibéralisme |14|, non susceptible de s’en écarter par opportunisme. Il est presque certain qu’il privilégiera les « investisseurs stratégiques » membres des mêmes réseaux que lui plutôt que les capitaux des économies dites émergentes, concurrents, de plus en plus sérieux des premiers, en Afrique. Ainsi, comme l’ont déjà dit et redit d’autres, c’est plus ce statut de capitaliste, membre de l’establishment néolibéral international, d’Alassane Ouattara, qui justifie la mobilisation de la « communauté internationale ».

C’est une aubaine pour l’internationale néolibérale de voir son candidat chéri soutenu, au delà de la droite et au nom de la démocratie, jusque dans les milieux qui se disent anti-impérialistes. Comme si ceux-ci étaient obligés de choisir l’un des deux représentants de la diversité du capitalisme en Afrique, plutôt que de se préoccuper du problème majeur que constitue l’alignement des peuples africains derrière des fractions rivales d’un même ordre économique, dont les conséquences sociales nient dramatiquement les promesses démagogiques faites par ces relais locaux. Il ne s’agit pas d’une des prétendues « spécificités africaines », comme le montrent bien les résultats électoraux dans les démocraties prétendues avancées où le peuple en général, les salariés, en particulier, ne semblent plus avoir qu’à choisir régulièrement entre des libéraux conséquents et les libéraux honteux des partis soi-disant socialistes.


Faux choix

En Côte d’Ivoire, comme ailleurs, il s’agit de refuser les faux choix que nous impose le capitalisme hégémonique, idéologiquement surtout — comme tendent à l’oublier ceux et celles qui ne distinguent pas le grand écart entre la crise économique et l’hégémonie idéologique du capitalisme, le développement accéléré de ses valeurs dans toutes les sociétés. Il s’agit de s’opposer à ce que les peuples fassent tragiquement les frais des contradictions entre des fractions du cannibalisme capitaliste. Qui peut distinguer en Côte d’Ivoire les fondamentaux des programmes économiques, donc sociaux, de Gbagbo (bon élève du FMI et de la Banque mondiale) et de Ouattara (technocrate du FMI) ? Les capitalistes changent-t-il de nature par le fait d’être des souverainistes relatifs africains ? Le régime Ouattara va-t-il inventer le néolibéralisme social ? La fraction Ouattara a-t-elle des intentions moins oligarchiques que la fraction Gbagbo qui ne veut quitter ni le pouvoir ni la Côte d’Ivoire afin de reproduire le capital accumulé et d’en jouir dans un contexte maîtrisé ?

Il s’agit de travailler à l’émergence ou au développement des forces populaires alternatives qui ne comprennent pas la démocratie comme l’addition du multipartisme et de ladite – par euphémisme – économie de marché. Des forces qui ne réduiront pas la démocratie au fait de déposer des bulletins de vote dans l’urne à un rythme régulier, dans une ambiance de démagogie et de désinformation, qui prive les peuples de leur souveraineté permanente. C’est-à-dire d’être suffisamment informés sur les principes constitutionnels à adopter ou à rejeter, afin de ne pas se retrouver victimes des dispositions concoctées de façon non démocratique entre des fractions politiciennes et la « communauté internationale ». Non seulement de participer à la prise des décisions, mais aussi de disposer des mécanismes de contrôle permanent de l’exécution des dites décisions.

Il revient au peuple de la Côte d’Ivoire de se libérer de la fascination qu’exerce sur lui les deux fractions actuellement en concurrence et de leur dire ainsi qu’à la « communauté internationale » pyromane des Sarkozy, Obama, Goodluck, Wade et tutti quanti : Dégagez ! Comme l’a dit et obtenu, dans un contexte différent, le peuple tunisien, qui résiste contre le détournement de la victoire chèrement acquise par des fractions qui veulent limiter sa souveraineté ou la démocratie au modèle promu par la « communauté internationale ».


Notes

|1| Pierre Sané, Les élections en Côte d’Ivoire : chronique d’un échec annoncé, Pambazuka News, n° 173, 09.01.2011, http://www.pambazuka.org/fr/categor....

|2| P. Sané précise à propos : « Et comme partout ailleurs, son président est nommé par le Chef de l’Exécutif ». Dans un document signé par sa présidente, Me Françoise Kaudjhis-Offoumou (auteure de Procès de la démocratie, Paris, L’Harmattan, 1997), intitulé « Contribution de AID-Afrique aux commentaires sur les élections présidentielles ivoiriennes du dimanche 28 novembre 2010 » (Abidjan, 6 décembre 2010. http://www.lebanco.net/news/Communi....), l’Association Internationale pour la Démocratie relevait la composition problématique du Conseil constitutionnel avec son président nommé, selon l’article 89 de la Constitution, par le Président de la République et les trois autres désignés par le Président de l’Assemblée nationale, qui est, en l’occurrence, du camp présidentiel. Par contre, l’AID ne s’intéresse pas à la composition de la CEI.

|3| Pierre Sané, op. cit.

|4| International Crisis Group, « Côte d’Ivoire : Garantir un processus électoral crédible », Rapport Afrique n° 139 du 22 avril 2008.

|5| Cf. International Crisis Group, « Côte d’Ivoire : sécuriser le processus électoral », Rapport Afrique n° 158 du 5 mai 2010.

|6| ICG, « Côte d’Ivoire : Sortir enfin de l’ornière ? », Briefing Afrique n° 77 du 25 novembre 2010, qui signale en outre que « la sécurisation du vote a été très aléatoire » au premier tour.

|7| Ibidem.

|8| Pierre Sané, op. cit.

|9| Cf. par exemple, « Affaire Mamadou Koulibaly : le CPR réagit aux propos injurieux de Charles Blé Goudé — Gbahou Gervais : le vol de deniers publics ne saurait être une affaire de secret d’État », Ivoire Info du 13 juillet 2010, http://ivoireinfo.com/info24/feed/d....

|10| Il faut toujours rappeler aux partisans du keynésianisme ou nostalgiques des « Trente glorieuses » en Occident, que les États ont été providentiels aussi grâce au fait impérialiste. La domination impérialiste a profité également aux États occidentaux considérés comme non impérialistes à travers les règles générales de l’échange inégal entre le Nord et le Sud.

|11| Cf. Jean Nanga, « FrançAfrique : les ruses de la raison post-coloniale », ContreTemps, n° 16, janvier 2006, p. 111-124, p. 119-122 sur le Franc CFA.

|12| « Laurent Dona Fologo fait des révélations sur le coup du 19 septembre 2002 », http://encoreplustv.com/fr/?p=6&amp.... Nous n’avons pas trouvé dans la presse ivoirienne une réplique à cette accusation presque explicite.

|13| Selon l’ICG (Rapport Afrique n° 139 du 22 avril 2008), le « président Compaoré (…) est respecté, et craint, par les commandants des zones des FN. » Et en note infrapaginale 59 : « Le Burkina Faso a tout de même accueilli l’essentiel des investissements privés des chefs rebelles… »

|14| Cf. par exemple : Pascal Airault, « Les amitiés sans frontières d’Alassane Ouattara », Jeune Afrique du 10 janvier 2011.

P.-S.

* Jean Nanga est le correspondant d’Inprecor pour l’Afrique subsaharienne. Nous publions ici des extraits, choisis sans consultation avec l’auteur injoignable quelque part en Afrique, d’une étude plus large qui nous est parvenue alors que ce numéro d’Inprecor était déjà en cours de fabrication.

Source : http://orta.dynalias.org/inprecor/a...

http://www.cadtm.org/Deux-fractions-oligarchiques