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Editorial

La marche glorieuse des travailleurs et de l’ensemble du Peuple initiée par le Front pour le Sursaut Patriotique le 23 Janvier 2018 constitue un événement important dans l’histoire récente de notre pays. Non pas simplement par le nombre de personnes ayant pris part à cette marche (on l’évalue à près de 15000 personnes) mais surtout par ce qui l’a marquée : le refus de se plier à la légalité autocratique. C’est la première fois depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de la Rupture avec la définition de « lignes rouges » à ne pas franchir que les gens ont rejeté les injonctions anti- constitutionnelles du Préfet Toboula pour marcher conformément à l’itinéraire retenu et accordé par les autorités en charge de la police administrative dans la commune de Cotonou, c’est-à-dire les autorités municipales. Nulle part, dans notre Constitution à l’article 25 il n’est soumis le droit de « manifestation » à des lignes rouges tracées par l’exécutif. Nulle part. Et cette rébellion contre des décisions anti-démocratiques et contraires à des dispositions constitutionnelles ne sera sûrement pas sans portée pour notre peuple en voie d’émancipation et en lutte pratique contre l’application de la théorie de la « dictature dite de développement ». Oui, la théorie de la dictature de développement, voilà le contenu de l’échange de discours effectué à l’occasion des échanges de vœux entre les institutions constitutionnelles le 16 janvier dernier au Palais de la République.
Qu’est-ce que c’est que la théorie de dictature de développement ? Quel est son contenu ? Et pourquoi la dite théorie est inapplicable dans le contexte béninois, c’est le contenu du numéro présent de « Crépuscule du matin » que nous livrons à nos lecteurs.
La Rédaction.

 

I- CE QU’EST LA THEORIE DE LA « DICTATURE DE DEVELOPPEMENT »
ET POURQUOI ELLE EST IRREALISABLE AU BENIN
Dans leur échange de vœux avec le Chef de l’Etat le 16 Janvier dernier au Palais de la Présidence, Houngbédji Adrien s’exprimant au nom de toutes les institutions constitutionnelles (Assemblée nationale, Cour constitutionnelle, Cour suprême, HAAC, CES) a dit des choses. A ces choses dites, le Chef de l’Etat a répondu dans un langage entendu.
I- Signification des discours de Houngbédji et du Président Talon
Qu’est-ce qu’ils se sont dit entre eux et à l’adresse du peuple ? Houngbédji dit « Vous avez hérité un Etat fragilisé, fragmenté, banalisé descendu de son piédestal et dans lequel tout, ou presque tout devrait être réformé ». Admettons ! Mais qu’a fait depuis bientôt deux ans le gouvernement de la Rupture pour améliorer les choses ? Quand est-ce que Houngbédji Adrien a pris conscience de cet état de chose, lui qui a soutenu le candidat de la continuité du Gouvernement Yayi à travers Lionel Zinsou en 2016 ?!!
Ensuite, il poursuit « …Seul un Etat fort peut inspirer confiance aux investisseurs étrangers et aux partenaires financiers. Seul un Etat fort peut débattre avec les acteurs économiques et sociaux chargés de produire des richesses, de créer des emplois et de donner un contenu au lien social… En effet au-delà des difficultés, c’est à une véritable réforme intellectuelle que votre projet nous convie…Les Institutions de la République ne se contentent pas de suivre vos actions, elles les accompagnent chacune dans l’observance de leurs attributions respectives.»
Ce à quoi le Chef de l’Etat, Patrice Talon, fait écho en ces termes : « La présente cérémonie se tient à un moment où une partie de notre élite intellectuelle, syndicale et politique s’interroge encore et de manière vive sur la pertinence des choix, qui, quoique difficiles concourent à la construction progressive et durable de notre cher pays. …Ces choix difficiles sont en effet nécessaires au redressement de notre nation…. C’est bien d’une réforme intellectuelle qu’il s’agit pour assurer le développement du Bénin. »
Quel est le contenu de ces deux discours ? Ces discours portent un débat à contenu théorique et à portée profondément pratique.
Traduit en langage plus simple ce discours signifie : « Pour se développer, il faut un Etat fort ; un Etat dictatorial qui élimine la démocratie ou la mette entre parenthèses. La démocratie est antinomique avec le développement. La démocratie n’est bonne que pour les Etats déjà développés ». Et pour cela, l’Afrique n’est pas encore mûre ! (Expression de Chirac …).
Pour les théoriciens, la nécessité « d’un pouvoir fort se justifie d’autant plus en situation de sous-développement. Ce type de situation suppose une gestion au moindre coût des faibles ressources disponibles ainsi que la mise en œuvre des politiques économiques à long terme privilégiant leur cohérence. Un régime autoritaire est jugé capable d’effectuer des choix en faveur d’investissements productifs plutôt que de revendications sociales couteuses. La prévisibilité de l’action publique est considérée comme plus importante que la responsabilité (accountability) tout particulièrement pour les investisseurs. Dans un tel contexte, la démocratie apparaît comme un luxe et il est demandé aux populations d’être « patientes ». Les technocrates de la phase ultime du régime franquiste estimaient que le passage à un gouvernement démocratique stable supposait le dépassement préalable d’un revenu minimal de 1000 $ par habitant (Hermet « Sociologie de la construction démocratique, Paris Economica, 1986, - « www.cairn.info « Développement et démocratie) »
Les modèles évoqués souvent à l’appui de cette théorie sont le Chili du Général Pinochet, le Brésil des colonels ou Lee Kuan Yew de Singapour qui ont connu un fort taux de développement sous les régimes de dictature fasciste. Cette théorie connue ailleurs a pour nom « dictature de développement ».
La portée pratique de cette théorie chez nous c’est qu’il faut imposer une Constitution autocratique, il faut limiter le droit de grève à des agents de l’Etat, il faut réduire de façon substantielle les libertés …réduire le nombre des partis politiques ; en un mot, il faut mettre fin à la démocratie issue de la Conférence nationale de 1990.
La question du rapport démocratie-développement est un véritable serpent qui apparaît et disparaît à tous les tournants des luttes politiques dans maints pays sous-développés. Le Président YAYI agacé par la vivacité des contestations syndicales sous son régime, a eu à l’évoquer à maintes reprises.
Il faut dire que cette théorie est contredite par diverses expériences dans le monde et contestée en théorie par maints économistes. Un auteur célèbre comme Jeffrey SACHS dans son livre « La fin de la pauvreté » soutient que la démocratie est une condition préalable au développement économique.

II- Constats
Le constat fait révèle en effet qu’il peut y avoir démocratie formelle sans développement, et qu’il y a eu des développements rapides sous des régimes de dictatures fascistes.
1°- Démocratie sans développement.
Les exemples abondent où existe la démocratie formelle sans développement. Notre pays le Bénin en est un exemple. Depuis 1990 nous sommes qualifiés de « modèles » de démocratie sans qu’on ait brillé par des performances en termes économiques. Des questions profondément théoriques et pratiques se posent de savoir si le « prêt à-porter » démocratique défini par Mitterrand à la Baule en juin 1990 pour les pays africains, est-elle une démocratie réelle ? Nous n’allons pas faire ce débat ici. Mais ce qui est évident, c’est que cette démocratie appelée démocratie formelle, pratiquée depuis 1990 avec son pendant économique « le libéralisme économique » n’a pas permis un développement au Bénin. Ni ailleurs en Afrique. La conclusion qui s’impose ici est qu’il n’y a pas de correspondance automatique entre démocratie politique et développement économique.
2°- Développements économiques sans démocratie :
Des exemples existent où il y a eu développement économique sous des régimes d’absence totale de liberté politique et dictature fasciste. Le développement industriel de l’Angleterre, la première puissance développée du monde, de l’Allemagne prussienne, de la France sous Napoléon III, se sont faites avec expropriation massive de petits producteurs paysans et répression violente et sans nom pour réaliser ce qu’on a appelé « l’accumulation primitive du capital ». Ce même processus s’est réalisé au Japon de l’ère Meiji ; le Brésil sous les colonels, la Corée du Sud, Singapour etc. ont connu un développement certain sous des régimes dictatoriaux. Le capital, dans l’histoire, n’a pas eu besoin à l’origine, de démocratie politique pour se développer. Ou du moins s’il faut parler démocratie, c’est la démocratie du capital, la démocratie au sein des possesseurs du capital. Et les exemples cités plus haut sont réels.
De ces constats, il est notable que les développements économiques réalisés sous dictature fasciste se sont effectués avec des coûts (sacrifices) humains très élevés ; avec de milliers et même de millions de morts. Et cela à un moment autre que celui que nous vivons à notre époque.
La question qui est posée ici est de savoir si ces conditions sont réunies aujourd’hui au Bénin et si l’histoire de notre pays, le Bénin, peut permettre un tel développement sous dictature fasciste ?

III- Le développement sans démocratie politique est-il réalisable au Bénin ?
La réponse est non. Le développement économique à la trique, au bâton, le développement sans démocratie pour le peuple est irréalisable au Bénin. Pour les raisons suivantes :
1°- La première raison, c’est la persistance du pacte colonial qui lie les anciennes colonies françaises à la France. Le pacte colonial comprend trois éléments anti- développement que sont : le franc colonial CFA (sans monnaie autonome contrôlable par l’Etat, pas de développement); le maintien de langue française (aucun peuple ne se développe avec la langue d’autrui) et l’interdiction de l’industrialisation dans les pays coloniaux (obligation d’exporter brut les matières premières pour être transformées en métropole).
De cette raison première due à la dépendance coloniale découlent les conséquences suivantes : l’inexistence et l’indisponibilité du capital prêt à s’investir ; l’inexistence d’un marché intérieur quelque peu protégé de la concurrence extérieure et l’inexistence de ressources humaines prêtes à assumer les transformations économiques.
Une dictature pour « le développement » dans ces conditions comme on veut le faire au Bénin, ne serait qu’un renforcement de la dépendance du pays vis-à-vis de l’extérieur, d’un renforcement du pillage du pays par les monopoles étrangers propice à accroître le non développement du pays et la misère du peuple.
Qu’en est-il des autres pays africains non colonisés par la France ? .
La situation tout en marquant des différences significatives, a cependant les mêmes déterminations. Les différences, c’est celles des niveaux de dépendance et d’exploitation des ex-colonies par les anciennes métropoles. Il est connu que de toutes les autres puissances coloniales, la France est la plus féroce, la plus meurtrière, la plus exploiteuse des puissances coloniales en Afrique. Les conséquences c’est que les pays les plus arriérés en Afrique sont en majorité francophones. C’est ainsi que malgré les ressources immenses de la Côte d’Ivoire et les performances économiques dont on l’affuble depuis une décennie, son PIB est toujours inférieur à celui du Ghana, son voisin et homologue en ressources.
Les déterminations communes à tous les pays africains, c’est leur dépendance vis-à-vis des puissances extérieures et le pillage dont ils sont victimes. Cette dépendance se traduit en dépendance linguistique. En dehors des pays arabes, l’anglais est toujours la langue officielle et la langue de l’instruction de ces pays à l’exception de l’Afrique du Sud et de la Tanzanie qui en Octobre 2015 vient de faire du swahili la langue de l’instruction et d’enseignement dans le pays. Elle se traduit en dépendance culturelle et éducationnelle. La conséquence immédiate, c’est l’inadéquation des formations (scolaires, académiques, professionnelles) ainsi que des structures administratives par rapport aux besoins réels de transformation du pays.
Enfin la détermination commune à ces pays, c’est le pillage de leurs immenses ressources naturelles par les puissances extérieures au continent. Ce qui ne permet pas la disponibilité du capital et la possibilité d’un marché intérieur quelque peu protégé vis-à-vis de l’extérieur.
2°- La deuxième raison : C’est que l’époque d’une accumulation primitive du capital réalisée par expropriation massive des petits paysans et violations massives des droits de l’homme sous couvert de développement économique est révolue. Aujourd’hui l’éthique universelle a fait d’énormes progrès et de tels processus sont impossibles sans provoquer une guerre généralisée. Si autrefois, de tels soulèvements peuvent être réprimés dans le silence, aujourd’hui cela est impossible à l’heure des réseaux sociaux et des organisations de défense de droit de l’homme; à l’heure de l’éthique universelle qui affirme l’universalité du respect des droits humains dont le droit à la propriété est un élément fondamental. L’éthique universelle a consacré des notions comme « transparence dans la gestion du bien public » (accountability) ou contrôle populaire de la gestion du bien public, ce qui nécessite la publication des audits et des clauses des contrats des marchés publics, etc.
3°- La troisième raison est l’histoire propre de notre peuple. Notre peuple a démontré sa capacité à résister à toute oppression ; à toute violation des droits humains ; cela depuis l’invasion coloniale à nos jours. Un soi-disant développement avec le bâton, le vol, le pillage éhonté, le bâillonnement des libertés démocratique se heurterait à une résistance farouche dont on ne peut mesurer l’ampleur. Le soulèvement le 18 janvier dernier des populations de Glo-Djibé illustre ce que j’avance. Il ne reste pour notre peuple, pour l’époque, qu’une seule voie, celle du développement dans une gouvernance démocratique.
L’expérience des exemples des pays ayant connu des développements rapides comme la Russie soviétique et de l’URSS de 1917 à 1940, celui de la Chine, du Vietnam etc. ne sont pas sans intérêt.

IV- Le développement économique du Bénin ne peut s’effectuer que dans le respect du bien public et avec une gouvernance démocratique.
Au regard du développement ci-dessus, le développement rapide et accéléré de notre pays ne peut se réaliser que dans une gouvernance démocratique. Un tel développement s’appuie sur les principes suivants :
1°- L’indépendance réelle du pays : souveraineté sur les ressources nationales, récupération de la souveraineté monétaire et linguistique : instruction et administration dans nos langues nationales, enrayement de l’analphabétisme ; appui sur les valeurs positives des cultures de notre peuple.
2°- L’association du peuple (au mode participatif) à travers des forums et organisations populaires diverses est indispensable à la définition des objectifs économiques, au suivi et contrôle des processus de réalisation et de gestion. Ce qui permet les sacrifices bien compris, acceptables pour les nécessités du développement.
3°- La mobilisation de tous les capitalistes nationaux (hommes d’affaires) béninois sans exclusive tant de l’intérieur que de la diaspora désireux de contribuer à une construction rapide de notre patrie.
4°- La propriété étatique (avec éventuellement association capitaux publics-privés) des secteurs stratégiques tels le port, l’aéroport, l’eau, l’énergie, l’électricité, les mines, les télécommunications, routes, rails, l’éducation, la santé. Tous autres secteurs sont réservés en priorité au privé.
5°- La Politique de transformations prioritaires des matières premières sur le sol national et protection relative du marché intérieur pour la satisfaction sans cesse croissante des besoins de la population.
C’est dire qu’une telle politique exclut l’accaparement du patrimoine national au profit d’un clan, la signature de marchés opaques et de gré à gré et la privatisation rampante des secteurs stratégiques, une politique qui écrase le producteur et le contraint au silence. L’homme producteur que l’on voudrait aujourd’hui contraindre à travailler sous bâton et baïonnette au profit d’une caste de pilleurs cherchera toute voie pour s’affranchir et cette voie ne peut être que le sabotage de la production et la révolte inévitable. Ce qui rend irréalisable la théorie de la dictature de développement dans le contexte béninois dans le contexte béninois est irréalisable.
Cotonou, le 24 Janvier 2018
Philippe NOUDJENOUME
Premier Secrétaire du PCB
Président de la Convention Patriotique des Forces de Gauche

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